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Je veux que mes mots soient des étincelles. Que prononcer un mot soit une geste rapide, efficace, qu’ensuite la lumière s’installe partout. Que cette lumière inonde.
Dictionnaire de lumière est une tentative de trouver où la lumière se cache, de la fabriquer avec des objets qui se trouvent sous la main. On essaie de capter des signaux qui viennent de loin, on pourrait être écoutés par ceux qui ne le devraient pas, la connexion est mauvaise et on a trop mal pour arriver à dire quoi que soit.
Slovnyk sur la page de La Marelle
D’où vient la lumière ?
Comment ça va ?, je demande à mon amie Masha à Kiev. J’ai besoin de rien, m’écrit-elle, tu peux prier pour nous, elle m’envoie un petit dessin avec les mains jointes pour me remercier.
Je regarde mes mains et je les desserre, quand je le fais je sais qu’ainsi se détend cet organe dont j’ai oublié le nom, je sais que l’électricité devrait passer par là.
Connais-je les mots de cette prière, quels gestes puis-je y associer ? Est-ce les même gestes qui servent à produire de l’électricité ?
Je ne suis pas forte en anatomie ni en physique électromagnétique, je sais que la lumière se comporte tantôt comme une onde électromagnétique, tantôt comme un flux de particules. Je demande à l’organe dont j’ai oublié le nom d’être les deux à la fois, je sais aussi que j’ai deux voies : l’incandescence et la luminescence.
Svitlo veut dire lumière en ukrainien.
Le nom d’un organe oublié est
sertse en ukrainien
sertsa en biélorusse
serdtse en russe
Comment ça va ?, je demande à mon amie Irina à Moscou.
Je ne dors pas, elle me dit, je prie, elle m’envoie un dessin de sertse.
Est-ce que prier c’est bercer ceux qui ne dorment pas ?
Portent nos cœurs du svitlo quand tout brûle ?
Autrefois mes amis à Kiev m’ont donné un surnom lampochka, ce qui veut dire une ampoule en ukrainien. J’y ai vécu 2 ans, entre mes 15 et 17, j’y étais probablement quelqu’un de très heureux. Était-ce Kiev ma source d'électricité ? Chaque matin je traversais des champs verts de Petchersk pour ensuite descendre dans le métro et d’aller au bout de la ligne.
Je me rappelle cette voix d’homme qui annonçait les stations en ukrainien, des escaliers mécaniques longs longs comme dans toutes les villes où certaines lignes de métro se retrouvent sous la terre, sous l’eau, en dessous du fleuve. Je me rappelle parfois courir sur ces escaliers électriques, d’avoir une respiration coupée : en haut, dans la lumière du jour je retrouvais mon amie Masha.
Comment ça va ?, je demande à mon amie Ana à Minsk.
Connais-tu des prières qui fonctionnent ?, elle me demande sans répondre à ma question.
Prier, est-ce comme respirer sous l’eau, voire sous la terre ?
Peut-on produire de l’électricité quand on court longtemps comme si on était du vent et une éolienne à la fois ?
L’école où je faisais mes études à Kiev se situait dans l’arrondissement de Podil.
Podil veut dire des terres basses, veut dire l’ourlet de la robe.
Mets-toi dans le soleil, me dit mon ami L.
Tu peux le faire même à distance
même dans une pièce sans fenêtres,
même dans la nuit,
même avec les yeux fermées.
La force de la pensée est-elle suffisante pour produire de l’électricité ?
Quand je ferme les yeux je vois Masha, Iryna, Ana. Je me demande si nous prions dans la même direction.
Comme le vent qui souffle dans les éoliennes.
La lumière est un oiseau dans un poumon gauche, m’écrit mon amie A. ce matin, hier elle m’a demandé de lui expliquer un peu la situation et je n’ai pas su faire.
Ty moje sonéchko, je lui dis avec les yeux fermés.
Sonéchko veut dire petit soleil en ukrainien, je lui explique.
On peut l’utiliser pour parler à quelqu’un de qui on est proche.
Prier c’est comme porter du soleil dans l’ourlet de la robe.
Dans une pièce sans fenêtres.
Ainsi je commence mon Slovnyk sveltla (dictionnaire de lumière) :
apprendre ukrainien sert à produire de l’électricité
Vohon’ / Polym’ya / Syerpyen’ / Palianytsia.
Ces jours-ci je cherche : allumettes, câbles électriques, rayons, deux branches de bois, deux mots qui s’enflamment en présence l’un de l’autre, une étoile qui tombe et s’envole orange, un soleil dans un prénom de quelqu’un, je cherche à tomber amoureuse, brûler des étapes, attirer un éclair, oublier de débrancher une grille-pain et de ne pas revenir chez moi.
Pour faire du feu, m’a expliqué mon ami Jacques un jour, tu mets des branches fines de façon inclinée pour qu’elles se rejoignent en haut. Tu mets du papier froissé à l’intérieur, tu enflammes, tu souffles.
Faire du feu, il voulait peut-être me dire, est la chose la plus simple au monde.
La plus logique, la plus organisée.
Quand je refais ces gestes à l’intérieur de moi ça ne fonctionne pas toujours.
Ai-je pris de l’eau ?
Mon souffle est-il suffisant ?
Est-ce la position de mon corps qui est déréglée ?
Mon amie Roxana a suggéré un jour que notre point de gravité change en fonction de la langue que l’on parle, et qu’en français elle se sentait davantage inclinée, peut-être parce que quand on parle français la poitrine et la tête sont attirées vers avant, vers ce point invisible devant nous.
Je fais une expérience : je lis à la voix haute en ukrainien.
Mon visage devient large, c’est peut-être plus simple pour la lumière de le parcourir sans créer des ombres. Ma voix descend, elle n’est plus dans ma gorge, mais vibre dans la largeur de la poitrine, plus bas, réchauffe, aère. Je ne suis plus penchée en avant, les mots me tiennent debout.
Vohon’ , je dis en ukrainien, un feu, vohon’ est un souffle vertical.
Pozhezha, une incendie. Un mot tendre qui détourne notre attention, donne une direction autre.
Polym'ya, une flamme, joyeuse, assurée.
Ces trois mots ukrainiens donnent un souffle, une direction, de la joie embrasée.
Pour mon anniversaire de seize ans que j’ai fêté à Kiev, j’ai invité toute ma classe, nous étions dans la forêt, nous avons fait du feu, à la fin de la journée il a plu et on s’est rassemblé tous dans l’appartement d’Iryna qui habitait juste à côté. Mes amis m'ont demandé de dire palianytsia pour voir si j’y arrivais. Pour les russophones c’est un mot impossible à prononcer à cause du voisinage proche d’une consonne dure et d’une consonne molle. Moi j’y arrivais plus au moins, c’est la langue biélorusse qui m’aidait, mais mes amis riaient quand même de moi. Palianytsia est un pain rond ukrainien, confectionné avec de la pâte non levée à base de lait fermenté. On fait une coupure horizontale par-dessus le pain, ainsi une croûte se forme croustillante. Le nom palianytsia vient du verbe palyty, brûler ou fumer, ce pain rond est devenu un symbole d’hospitalité de la famille.
Dans ma tête les trois langues se situent sur le même étage, mais chacune est une pièce à part. Celle de l’ukrainien est jaune comme le mois d’août, peut-être parce que la première fois que je suis venue à Kiev c’était à la fin d’été, peut-être parce qu’en ukrainien on appelle ce mois syerpyen’, du mot syerp (la faucille). Syerpyen’, c’est la période de moissonnage, quand j’entends le nom de ce mois, j’imagine du blé pâle qui, empreinte de la lumière, devient feu.
Au mois de septembre de mes quinze ans j’ai rencontré les gens de ma classe pour la première fois et à la fin de l’année je les ai tous invités pour mon anniversaire. Aujourd’hui, je regarde leur visages un par un, je les appelle par leur prénoms, ils apparaissent.
Quand je cherche comment rozpalyty bahattya (faire du feu), bez sirnykiv, sans allumettes, je trouve au moins trois possibilités :
Avec likhtaryk, la lampe de poche.
Avec tsvyakh, un clou.
Avec kamin’, une pierre.
Je choisis la quatrième : je regarde ces gens qui sont venus faire du feu pour mon anniversaire, leurs visages apparaissent un par un, je pense aux blés pris de lumière, je trouve un souffle vertical, lui donne la direction, je dis palianytsia, ma voix descend, j’entends mes amis rire, leur joie m'embrase.