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Dans L‘eau Je Suis Chez Moi

Biélorussie, novembre 1995, Aliona Gloukhova a onze ans lorsque son père, Youri, disparaît mystérieusement dans le naufrage d’un voilier survenu au large de la côte turque.

Son corps ne sera jamais retrouvé, ouvrant le champ des possibles : est-il mort par noyade, lui qui était pourtant un excellent nageur ? A-t-il préféré fuir une vie trop routinière, vit-il encore sous une nouvelle identité en ayant abandonné ses trois enfants et son épouse qu’il adorait tant ? Ou a-t-il renoncé consciemment à la vie en se laissant docilement emporter par les flots ?

Difficile de s’en tenir aux faits qui sont extrêmement ténus : un coup de fil, dont la source reste encore aujourd’hui inconnue, annonce le décès à la famille restée dans la petite ville de Minsk, sans que le corps du noyé ne soit jamais repêché. D’autres indices et objets fétiches vont peu à peu éclairer la personnalité du disparu : ses carnets et sa « veste pleine de poches » dont il ne se séparait jamais, ses crises de dipsomanie, ses talents de chercheur-physicien lui ayant permis de détecter les effets de la catastrophe de Tchernobyl avant les autres et de mettre sa famille à l’abri, et enfin, les rêves d’escapade aux confins de l’Asie de ce libre-penseur exclu du Parti dans sa jeunesse.

Aliona Gloukhova se remémore une figure paternelle fantomatique, brisée par la mort prématurée de son premier fils, qui semblait avoir déjà déserté son corps bien avant le tragique accident. Oscillant entre fantasmes et suppositions, elle expose chaque fragment de souvenir, sensoriel et visuel, pour mieux comprendre l’empreinte laissée par cet homme dans sa vie et l’effacement graduel de sa trace dans sa propre mémoire.

L’auteure ne propose pas de résoudre cette enquête. L’enjeu est au contraire l’acceptation de ce vide comme partie intégrante de son histoire.

Dans l’eau je suis chez moi prend alors la forme d’une bouleversante lettre au père manquant.

Prix Murat 2019 (Un roman français pour l'Italie).
Sélections: SGDL Prix Révélation, Prix Orange, Prix Senghor, Prix littéraires des lycéens des Pays de la Loire et de la Région Île de France, prix Les rendez-vous du premier roman Québec, prix Soroptimist.

“Dans l'eau je suis chez moi” est adapté en fiction documentaire " Notre endroit silencieux", réalisée par Elitza Gueorguieva (Les Films du Bilboquet).


Gallimard

Verticales
Presse

• Extrait •

Mes pouvoirs cachés

Je ne sais pas si je me souviens de toi. Je ne sais pas ce que l’on fait pour se souvenir de gens, il y a peut-être une façon. Un bouton sur lequel on appuie, pour sauvegarder les autres tant qu’ils sont là, sans qu’ils s’en rendent compte. C’est aussi parce que je ne faisais pas attention que je n’ai pas retenu grand-chose. Je ne savais pas que tu allais disparaître.

Il fallait te regarder plus attentivement et surtout ne pas détourner mon regard de toi. Parce que quand on détourne son regard de quelqu’un, ce quelqu’un peut subitement partir dans une direction inconnue.

J’essaye de me souvenir de toi et je ne me souviens pas de toi. Papka, c’est de la barbe qui pique, des grosses mains, des cheveux durs, tout le monde me dit que j’ai les mêmes, des cheveux qui résistent. Ça me plaît beaucoup quand on me le dit. On me dit aussi que j’ai tes yeux, couleur gris ou bleu, comme si je venais de sortir de l’eau. Quand j’essaie de me rappeler de toi, je n’ai que des fragments, ton corps est morcelé, en triangles et en carrés, tes yeux, ton nez, quelques gestes, rien de plus. J’aurais voulu me souvenir plus et chercher moins.

Quand je pense à toi, j’imagine une ligne qui chavire, qui chute, qui s’esquive à la fin. Je te vois en été, le soleil est tellement fort que tout devient blanc. Tu souris. Je suis fière d’être à tes côtés, nous sommes des comploteurs. Je suis un marin, tu m’entrains avec toi dans ton voyage, tu me montres la mer Méditerranée et Istanbul.

Je ne peux pas m’empêcher de m’adresser directement à toi, comme si c’était toujours possible, comme si la disparition était un endroit où je pouvais venir pour te parler dés que j’en ai vraiment besoin.

Pour te faire apparaître je fais une liste des choses que les autres m’ont racontées à ton sujet. Comme si tu étais un père en pièces détachées, toujours différent.

Tu aimais beaucoup la glace, comme moi. Un jour tu en as mangé 2 kg, pour un pari. Quand tu étais à l’université, tu avais volé des substances pour faire exploser les embâcles des rivières, en radeau, avec tes amis. C’est pour ce vol d’explosifs que tu as été exclu de l’université, six mois avant la fin de tes études, et que tu as été chassé du Parti Communiste. Des années plus tard, ils t’ont proposé d’y revenir, mais à ce moment-là tu as refusé.

Tu avais des réflexes tellement rapides qu’un jour, tu as attrapé un moineau à main nue. Tu obtenais toujours des bonnes notes au collège, mais ça t’était égal. Les lundis, tu séchais les cours, parce que tous les lundis, les salles de cinéma présentaient de nouveaux films. À l’âge de douze ans, tu as volé cinq roubles à ta mère. Tu as acheté dix petits couteaux et tu les as offerts à tes amis. Ton père l’a appris et vous êtes passés les voir pour récupérer tous les couteaux offerts. Tu voulais faire des études de biologie parce que tu aimais les animaux, mais on t’a persuadé de faire des études de physique parce que c’était plus sérieux.

J’ai gardé de toi cette façon de couper le fromage, en petits morceaux, et de le manger directement, du couteau à la bouche. Je me rappelle ton maillot de marin et comment tu me regardais parfois, très attentivement. Je me rappelle une planche à découper en bois, que tu as fabriquée toi-même. Je me rappelle que tu as a écrit sur cette planche : mieux vaut faire et avoir des remords que regretter de ne pas avoir fait. Je me rappelle ta tête toute grise et ta barbe toute grise. Je me rappelle le jour où une de mes amies t’a vu pour la première fois, elle m’a dit que mon grand-père était sympa et je ne lui ai rien répondu.

Le jour où tu es parti, je ne me rappelle rien. J’essaye de l’imaginer – Minsk au début de l’automne, tôt le matin, le trottoir est couvert de poussière, il n’y a pas de voitures. J’essaye de te voir – tu te dépêches, tu es ironique, ta veste verte est pleine de poches, il n’y pas beaucoup de cirage sur tes chaussures, tes cheveux sont coupés courts mais toujours une mèche qui dépasse, tu n’aimes pas les coiffeurs, c’est maman qui te coupe les cheveux. Tu es collé contre la vitre, tu fais des signes de la main. Tania, maman et moi, nous sommes là, des silhouettes étirées dans la lumière froide. Tu es excité, tu es désespéré, tu caches quelque chose.

Non, je ne me souviens de rien. Quand on ne se rappelle pas, on a du mal à croire qu’il ne s’agit que d’un petit dysfonctionnement de la mémoire. Les choses dont je ne me rappelle pas ne sont jamais arrivées. Il n’y a jamais eu cette dernière fois, tu n’es jamais parti, tu as impeccablement disparu.

Nous n’avons pas eu de dernière rencontre. Il me revient seulement un bout de conversation quelques mois avant ton départ – un triangle blanc de lumière, une banquette à côté de la porte, des adultes qui parlent entre eux, je ne suis pas incluse. Ils parlent d’une voiture laissée sur le bord de la route qu’il faut récupérer, d’un voyage de Slavka avec toi, de quelqu’un qui a bu, de quelqu’un qui a laissé des choses se passer. Tu n’es pas là pendant cette conversation, tu es caché quelque part, une joue aplatie contre un oreiller dans une chambre fermée.

Quand je regarde avec insistance là ou je devrais avoir des souvenirs, tout disparaît. Je ne me rappelle pas de nos échanges quotidiens. Je les invente. Lenka, passe-moi le sel, s’il te plaît, ou Est-ce que t’as fait tes devoirs aujourd’hui ? Quelque chose de précis et fugace à la fois. Je dois tout inventer, comme s’il n’y avait pas du tout eu de communication entre nous, ou comme si on était des poissons sous l’eau qui ouvraient leurs bouches, non pas pour parler, juste pour faire des bulles.

Nous avons vendu notre appartement à Kakhovskaïa. Cet appartement, je le vois très souvent dans mes rêves : je ne cesse de m’y retrouver encore et toujours, comme si je n’avais habité nulle part ailleurs depuis, même si maintenant il y a d’autres gens qui y habitent. Je connais cet appartement par cœur : une épaisse couche de poussière, la nuance exacte de vert du papier peint, l’effort nécessaire pour fermer la porte de l’armoire cassée.

Je me demande parfois comment tu feras le jour où tu voudras revenir, comment tu trouveras notre nouvelle adresse ? Peut-être es-tu déjà revenu, sans parvenir à nous trouver et tu es reparti. J’imagine ton retour, tu sors de l’aéroport ou de la gare, tu te diriges vers une cabine téléphonique, j’imagine que tu boites, que tes jambes sont en pâte à modeler, et ça te fait mal de marcher. Tu décroches, tu tapes un numéro qui ne nous est plus attribué, une fois, deux fois, trois fois. J’imagine que tu as envie d’appuyer sur tous les boutons en même temps, d’arracher ces boutons qui deviennent mous sous tes mains. Tu entends quelqu’un au bout du fil. Je suis papa, tu dis, papa Youra, tu dis, je viens d’arriver, tu dis, j’ai pris un peu de temps, tu dis. Je t’imagine monter l’escalier, tu t’arrêtes devant la porte de l’appartement qui n’est plus le nôtre, tu touches la poignée et la touches à nouveau. Je suis revenu, écoutez, je suis revenu, je suis là, pour de vrai – et tu restes ainsi, en face d’une porte qui ne s’ouvre pas.

Je ne peux pas te dire reviens, je ne sais pas comment ce serait si tu devais revenir, tu entres dans notre appartement, tu restes dans le couloir, debout. Comment te faire entrer à nouveau dans notre vie ? Je m’imagine dire à mes amis : je vous présente mon papa que je n’ai pas vu depuis vingt ans, ou je te dis papa, c’est ton petit-fils, ou papa, ton père est mort il y a des années, ou papa, viens là, je vais te montrer comment allumer l’ordinateur (mais si, tu le sais bien, mais comment vit-on une fois disparu ?). Je t’imagine revenir dans ma vie, assis sur la chaise de ma chambre, tu ne bouges pas, tu es immobile, comme si tu n’étais pas là. Je n’arrive même pas à imaginer ma vie en ta présence.

Quand je rêve de toi, c’est toujours pareil. Je te vois assis sur un banc, devant notre immeuble, je te parle comme si tout était normal. Juste après je me rends compte que tu as disparu, et que tu es revenu. Je le comprends et je prétends que rien ne s’est passé. Je prends le temps d’être sûre que ce n’est pas un rêve, que tu es là pour de vrai, mais dès que je commence à me persuader que ce n’est pas un rêve, je me réveille en nage.

Dans mes rêves, quand tu réapparais, je ne pose pas de questions. Comment as-tu pu sortir de l’eau, retrouver la mémoire, être loin de nous ? C’est facile : j’ouvre la porte et tu es là. Je rentre chez moi et je t’aperçois à l’entrée. Je te vois à côté de maman qui m’explique tout. Il y a quelqu’un qui appelle, je décroche et c’est toi. Tu n’as pas d’autres occupations que celle de revenir tout le temps.

Ton retour est associé à certaines règles. Quand tu surgis, je dois faire comme si tout était normal, je ne dois pas paraître étonnée. Ainsi je peux le faire durer. Chaque fois que je te pose des questions et que j’exprime mon étonnement, tu disparais et je me réveille. Dans mes rêves, il me faut croire à ton retour, à sa banalité. Tu arrives en chemise froissée, avec des taches de thé sur la manche. Il ne faut pas avoir de doutes. Il ne faut pas poser de questions, tu frappes à la porte, tu veux prendre ta douche. Il faut toujours être prête. Il ne faut pas te demander où tu étais, il ne faut pas parler de ce qui s’est passé ni avant ni après ta disparition.

Je m’entraîne. Je liste toutes les possibilités, j’essaye de tout prévoir. Comment es-tu habillé ? Est-ce qu’il fait chaud ? Quel mois reviens-tu ? Est-ce que c’est le matin ? Qu’est-ce que je fais ? Ainsi, je saurai cacher ma surprise, je ferai durer ton retour le plus longtemps possible.

Dernièrement c’est plus difficile. Tu es devenu moins reconnaissable dans mes rêves, j’ai plus de doutes. Je pose des questions à ma mère. C’est lui ? T’es sûre que c’est lui, qu’est-ce qui te fait penser que c’est lui ? J’ai des doutes et je sais que ton retour est temporaire. Tu vas encore apparaître et disparaître, de manière imprévisible. Tu ne viens jamais pour toujours, ton séjour peut terminer et personne ne sait quand.

Accepter ton retour dans mes rêves est difficile et ce n’est pas pour des raisons rationnelles. Je ne me demande pas comment il serait possible de revenir après vingt ans de disparition, ni pourquoi on n’a pas pu te retrouver avant. Je n’arrive pas à me faire à la substance différente de ta présence, je la questionne. J’ai l’habitude de te voir flou, tu es un poisson effaré, tu disparais quand je te regarde avec insistance. Quand je me réveille, c’est l’inverse, je mets du temps à oublier la sensation de t’avoir vu et parlé. Tu es tellement vivant dans mes rêves et tellement absent dans ma vie.

Depuis ta disparition, j’ai découvert que tout peut disparaitre – les objets qu’on utilise tous les jours, les animaux de compagnie, les gens qu’on aime. C’est très perturbant. Ça veut dire que je ne peux compter sur rien, ni sur personne. Au moment où les autres sortent de mon champ de vision, le danger de disparition devient vraiment réel. Ils partent, je reproduis leurs gestes au fond de moi.
Parfois je fais disparaître les autres avant qu’ils ne disparaissent eux-mêmes. L’algorithme est simple: quand je me sépare de quelqu’un pour un moment, j’imagine que cela dure plus longtemps que prévu, comme si ce quelqu’un avait oublié de réapparaître. C’est par négligence que l’on disparaît.

Moi aussi je peux disparaître, quand je le veux. Au moment où je me sens trop visible quand les gens me regardent directement dans les yeux longtemps sans parler, quand il y a plusieurs personnes qui me posent des questions en même temps – j’imagine un mur qui me protège et qui me cache et je déplace mon attention à l’intérieur. Si j’arrive à sentir que ce mur existe vraiment, les autres, eux aussi commencent à le voir et à faire comme si je n’étais plus là – ça veut dire que ma disparition a marché.

Dans L‘eau Je Suis Chez Moi