Main

De L’autre Côté de la Peau

Bourse Région Nouvelle Aquitaine


" De l'autre côté de la peau " est un roman où des personnages réels et des personnages fictifs se croisent, s’influencent, s’imprègnent, une histoire contenue dans une autre histoire ouvrant sur une autre encore.

Les deux personnages principaux sont Ana Gomes, une étudiante native de Lisbonne ayant consacré sa thèse, à la fin des années 90, à l’œuvre méconnue du poète russe Guennadi Gor (1907 – 1981), et une narratrice anonyme qui tente de reconstruire l’histoire d’Ana à partir de ses écrits théoriques, de son journal intime et des carnets laissés après son internement, puis sa disparition mystérieuse au début des années 2000.

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En suivant la démarche de la narratrice (qui parle au « je »), on se plonge d’abord dans les poèmes de Gor qu’elle entreprend de retraduire puis dans les travaux d’Ana sur cette langue « indicible » qui caractérise son recueil Blocus écrit durant le Siège de Leningrad en 1942. Selon un dévoilement progressif, par brefs chapitres, on suit aussi à la trace la portugaise Ana, qui a grandi auprès de sa grand-mère à Nazaré, avant d’entamer son périple vers Saint-Pétersbourg et Minsk, au gré de ses recherches doctorales sur le mutisme littéraire. Or, la veille de son départ, Mateo, l’homme qu’elle a tant aimé, s’est noyé dans l’Océan atlantique. Au lieu d’affronter cette perte, Ana met en route un mécanisme d’éloignement au cœur de la langue de Gor, ce poète interdit de publication par Staline. Et il semble qu’en questionnant les limites du dicible, Ana expérimente ses propres limites.

La narratrice vivant en France – et d’origine biélorusse comme Aliona Gloukhova –, fascinée par les écrits autobiographiques qu’Ana a légués à la bibliothèque de l’Université de Coimbra, se réinvente dans une histoire qui n’est pas la sienne. C’est entre leurs écrits, dans les interstices de leurs existences récentes, mais également dans les zones creuses des poèmes de Guennadi Gor qui nous sont donnés à lire, que cette fiction se construit par ellipses successives. Au bout du compte, comme si l’enquêtrice devait toujours se mettre à la place du sujet de son enquête, entrer dans la peau de l’autre, Ana devient Gor tandis que la narratrice devient Ana. Selon un subtil jeu de de confusion mutuelle.

Ce roman poignant et gracieux brasse des destinées énigmatiques sur plus d’un demi-siècle, entre l’URSS de la Deuxième Guerre mondiale et la Biélorussie contemporaine en passant par le Portugal d’après la révolution des œillets, et fait naître, entre les territoires et les langues européennes, un chant cristallin où l’imaginaire et le savoir n’ont plus de frontières.

Un extrait du roman (Alca Nouvelle Aquitaine, création sonore “Octave sonore”)

Gallimard

Verticales

Presse

• Extrait •

1

Dans une lettre adressée à un destinataire inconnu, Ana écrit : ce ne sera pas ce soir. Il faut trouver les mots. Je ne sais pas s’il s’agissait d’un rendez-vous annulé ou d’un texte qu’elle n’arrivait pas à écrire. J’imagine Ana assise dans un couloir peu éclairé, elle regarde ses mains, comme si les mots se cachaient dans ses paumes.

Je n’ai jamais rencontré Ana. Les rues de Saint-Péters- bourg sont trop grandes pour elle, personne ne la regarde, il y a trop de vent, elle est inclinée, prête à tomber, mais quelque chose la retient, une pensée. Personne ne sera là pour me rattraper, écrit Ana dans son journal.

C’est le mois de décembre 2001, une semaine plus tôt Ana était encore à Lisbonne, le mois d’avant c’était son anniversaire, elle a eu trente ans.

2

Ana marche au bord de l’eau, elle n’a pas enlevé ses chaussures, ses chaussettes sont mouillées. Elle regarde la mer et compte dans sa tête, compter c’est comme se raconter des histoires. Elle mélange les chiffres, mais personne ne le sait, 140 vient après 129. 129, après 120.

120 moules dans le lavabo de sa grand-mère, elle a entendu les murmures des coquilles : les moules respiraient, ouvraient de petites bouches. Les moules étaient un seul et même organisme.

129 petits poissons, bleu argile, elle les a vus l’autre jour dans l’eau, sur une plage de rochers – elle s’est approchée pour les toucher, les poissons n’avaient pas peur.

140 c’est le nombre de coups quand des tempêtes éclatent – Ana est dans le jardin de sa grand-mère à Nazaré, ça s’agite de tous côtés. Elle regarde la maison bouger. À l’intérieur, les objets tremblent. Ils ont leur propre vie et il faut les protéger, comme les moules.

Groza : c’est son premier mot en russe, Groza, dit Alicia, sa voisine, et Ana le répète, ça signifie le vent et la pluie à la fois.

Quand Ana mord une pomme, elle sent le cœur des pépins qui bat très fort. Elle sort des pierres de sa poche, une par une, et les observe. Ana sait voir des choses. Elle a le droit, elle a encore sept ans – à sept ans c’est permis.

3

Mateo ne l’a pas appelée mercredi soir. Il est fatigué, écrit Ana. Ses étudiants rendent tout au dernier moment : cher professeur, j’ai été malade, je suis tombé en panne, merci pour votre compréhension. Le professeur comprend, il est le seul enseignant en lettres de l’université de Lisbonne qui comprenne tout. Il ira voir le secrétaire, il ira voir le coordinateur pour demander un service, pour décaler la date, ses étudiants sont les meilleurs, mais il leur arrive tou- jours quelque chose au dernier moment, soyons à l’écoute, l’université est faite pour ça. Résultat des courses, Mateo est épuisé, il rentre à 20 heures chez lui avec une liasse de copies, il avale un œuf, les haricots verts sentent la terre, il n’arrive jamais à bien les cuire, il n’appelle pas Ana, il dort cinq heures par nuit.

Ana ne le contacte pas, elle comprend, elle ne veut pas déranger, ils se reverront vendredi soir, ils partiront ensuite pour Saint-Pétersbourg, deux semaines rien qu’à eux. Ana y va pour sa thèse, elle écrit sur un poète du blocus de Leningrad, Guennadi Gor (1907-1981), et sa langue en destruction. Elle ira aux archives, rencontrera Mogunov, le traducteur de Gor en français. C’est l’hiver, mais ils ont entendu parler des nuits blanches, du soleil du nord qui ne se couche pas, ils s’imaginent des nuits lumineuses, des nuits enneigées, ou quelque chose entre les deux.

Mateo ne l’appelle pas jeudi, vendredi Ana va au bar Paródia comme ils sont convenus, à 21h15, il n’est pas encore là. Ana commande un thé, à 21 h 37 elle demande au serveur si elle peut appeler son amoureux, mais personne ne décroche chez lui.

Après 22 heures, elle appelle trois fois, à 23 heures, elle appelle une fois de plus. Puis elle décide de ne plus attendre, elle paie, prend un taxi jusqu’à son immeuble, monte au deuxième, sonne à sa porte.

Des voix joyeuses, désorganisées montent de la rue. Elle sonne encore une fois et entend des pas qui s’approchent, des pas lents, hésitants. Ce n’est pas Mateo. Le voisin de palier entrouvre sa porte, dévisage Ana. Boa noite, dit-il et referme sans qu’Ana ait le temps de lui poser la moindre question.

Samedi et dimanche, Ana prépare ses valises, compose le numéro de Mogunov. Au téléphone, son russe est abruti, sporadique.
Elle touche les murs de son appartement, elle essaie d’atteindre le plafond, elle n’y arrive pas, elle prend une chaise, monte dessus, met sa paume à plat, se sent grande, dit zdravstvujte, menia zovut Ana, ja issledovatel, et n’appelle pas Mateo.

La nuit de dimanche, Ana fait un rêve : elle avance pieds nus dans un lac plein de poissons, ils flottent à la surface, montrent leur ventre blanc. Ana les retourne et les repousse doucement.

Lundi matin, elle est à l’aéroport, Mateo n’est pas là. Elle passe le contrôle, prend un café, goût acide, flâne dans des magasins infinis, blanchis par la lumière : des bouteilles de vin, des boîtes de chocolats, des parfums. Vous avez besoin d’aide? demande un vendeur, costume gris, cravate rose. J’ai besoin de Mateo, répond Ana, le vendeur sourit, recule en se dandinant. N’hésitez pas.

Ana est assise face à la porte d’embarquement, elle attend, regarde les gens présenter leur passeport. Mateo n’est pas là. Au dernier moment, Ana entend son nom et monte dans l’avion. Le siège à côté d’elle reste vide.

Il n’y a pas de vols directs entre Lisbonne et Saint- Pétersbourg, en transit à l’aéroport Paris - Charles-de-Gaulle Ana mange un gâteau sec et sucré – elle a peut-être envie de s’allonger par terre et de ne plus bouger, les gens la contournent, leurs valises et leurs sacs plastique s’envolent. Elle doit avoir un peu froid quand elle prend le deuxième avion.

Par le hublot, elle voit des nuages arrachés en gris foncé, ils sont dans la zone de turbulence, les passagers se regardent, quelqu’un dit : ce n’est pas comme à Ekaterinbourg. Un couple assis à côté joue à un jeu étrange – l’un d’eux pense à une personne, l’autre essaie de deviner de qui il s’agit. Est-ce une femme ? Actrice ? Vivante ? Brune ? Grosse ? Une fille se lève, asseyez-vous, dit l’hôtesse de l’air, attendez le signal. La fille se rassoit, le signal ne s’allume pas.

Arrivée à Saint-Pétersbourg, Ana suit les gens, elle présente ses papiers à un militaire enfermé dans une cabine en verre – son russe n’est pas fonctionnel. Il y avait une différence de vitesses, elle écrira plus tard dans son journal. La langue des autres est lente mais fluide, la sienne est accélérée, les mots viennent seuls ou en phrases apprises par cœur, inadaptées à la situation, comme tiraillées. Elle s’arrête, surprise par ce qu’elle vient de dire.

Le militaire feuillette son passeport, vérifie le visa, la reliure des pages, la substance du papier, les tampons d’autres pays pendant qu’Ana essaie de retrouver dans son dictionnaire mental quelque chose qui pourrait correspondre à la situation. Le militaire lui rend son passeport, comme à regret, Ana est toujours en attente de mots qui ne viennent pas, elle va chercher ses bagages.

4

Je vois Ana sur un lit d’hôtel, une fenêtre est ouverte, une ligne de lumière jaune, verticale, traverse son corps, tout le reste est bleu, sombre. Elle cherche le nom des cou- leurs et les degrés de lumière: plus clair que le noir et pas assez lumineux, mais ce n’est pas satisfaisant.

Les premiers jours à Saint-Pétersbourg, Mateo n’est plus qu’un point de fuite. Ana veut qu’il reste une silhouette perdue dans l’aéroport, l’élément manquant d’une photo qui n’a jamais existé: Ana et Mateo, leurs valises côte à côte, prennent un café pâteux, brun, on distingue le flou de ceux qui sont passés trop vite.

Ana s’applique à désorganiser ses souvenirs, à fragmenter Mateo. C’est un travail d’éloignement. Elle apprend à ne pas fixer sa silhouette, à se concentrer sur le paysage derrière. Dans ce paysage il fait froid et humide, mais les nuits ne sont pas blanches, ce sont les jours qui deviennent noirs. Dans les rêves d’Ana, Mateo retrouve son visage et s’approche d’elle. Il veut dire quelque chose.

Le matin, Ana s’y remet avec acharnement. Il faut qu’il soit assez loin pour que j’y arrive, écrit-elle dans son journal – une seule phrase au centre d’une page vide. C’est la première fois qu’elle parle de sa technique, elle n’explique pourtant pas où elle doit arriver et quelle distance elle pense pouvoir parcourir, je devine que le blanc autour l’aide à se concentrer.

Les premiers jours à Saint-Pétersbourg sont faits de tâches bureaucratiques multiples. Ces tâches la rendent plus présente à la ville et plus étrangère à elle-même, elle les réalise avec plaisir. Je dessine une ligne sur une feuille de papier, écrit-elle toujours au milieu d’une page blanche de son journal, sur la suivante je retrouve la même ligne – c’est sa façon de respirer. Elle mentionne sa visite au bureau de migration – devant elle un dossier plein de papiers, une secrétaire est toute proche, elle l’appelle ma fille, lui écrit: remplir un formulaire, payer les taxes, faire une copie du passeport, présenter un justificatif de domicile. À la fin de la journée Ana se sent reconnaissante, soulagée – cette journée a été organisée, elle est passée d’un point à un autre.

Tout est difficile ici, même attendre un bus, je lis, la méta- phore que je découvre ensuite m’étonne – une station terminus est une forêt solitaire d’où les bus partent par deux, parcourent les rues sombres de la ville, se croisent en klaxonnant, se rejoignent aux arrêts. Parfois, ils arrivent tellement remplis qu’Ana fait le trajet debout, comme un oiseau étouffé.

Est-ce que n’être liée à personne dans une ville inconnue veut dire devenir plus absente ? Est-ce que l’absence a des degrés différents? Elle constate qu’elle se reflète toujours dans les miroirs et ne perd pas de poids. Ce sont ses vêtements qui deviennent plus grands, ils ne lui obéissent plus.

Le 21 décembre 2001, Ana note dans son journal : les mots sont une matière et cette matière est épuisable. J’ai utilisé trop de mots. C’est sa cinquième journée à Saint-Pétersbourg.

Le premier rendez-vous avec Mogunov a lieu au palais Bobrinsky. Ana traverse le pont du Lieutenant-Schmidt qui s’ouvre le soir pour laisser passer les bateaux. Il y a du vent – la nuit, écrit Ana, la ville fait tomber des passants dans la rivière. Des rumeurs disent qu’un couple y a été séparé toute une nuit, chacun suspendu de son côté.

Il y a un homme qui passe à côté d’Ana, deux secondes après elle réalise qu’il n’avait pas de manteau. C’est encore le blocus, je lis dans son journal, mais je ne comprends pas exactement ce qu’elle veut dire, les rues me regardent, elle ajoute.

Le bureau de Mogunov est une grande salle, il fait très froid, les murs y sont blancs, oubliés. Ana rassemble les restes de son russe pour parler de Gor, puis elle passe au français, une langue qu’elle a apprise au lycée. Elle veut expliquer que ce n’est pas par hasard qu’elle s’est intéres- sée à ses poèmes, que sa langue à elle aussi est fragmentée, qu’elle a du mal à retrouver les mots, que les objets ne lui obéissent plus. Professeur, je comprends ce que Gor écrit. Ana le regarde droit dans les yeux et ne se cache pas. Moi aussi j’ai du mal à retrouver ma voix.

Mogunov se lève et sort du bureau. Il est sûrement allé appeler la police, l’ambulance, les pompiers, les mots me brûlaient de l’intérieur. Mogunov revient avec un dossier. Il pose devant elle des feuilles couvertes de vers en cyrillique, arrachées de cahiers, tapées à la machine. Ce sont les poèmes de Gor, sa petite-fille me les a passés, il y a des brouillons aussi, je sens que vous pourrez les lire mieux que moi.

5

Je ne sais pas qui je suis dans son histoire – assise en face de mon ordinateur, à 4 heures du matin, le ciel est lourd, j’entends les gens dans la rue parler une langue qui est devenue la mienne. La langue qui était à moi, je la perds, Ana la retrouve. Ce que nous avons en commun, Ana et moi, c’est une question: est-ce que nous possédons une langue ou est-ce la langue qui nous possède ?

Il me reste d’Ana une lettre à un destinataire inconnu, dénichée dans les archives de l’université de Coimbra, deux textes qu’elle a écrits à la même époque : une thèse sur Gor soutenue à Coimbra en 2002 et son journal intime tenu entre décembre 2001 et janvier 2002. Elle précise les dates à la fin, donne aussi la liste des lieux où elle est passée: Saint-Pétersbourg, Minsk, Mikhalevitchy, Belovezhskaya Pushcha. Les trois derniers sont situés en Biélorussie, le pays où je suis née.

Les données biographiques figurant dans son dossier sont restreintes : date et lieu de naissance, niveau d’études, elles font mention de trois articles publiés dans des revues et de sa disparition à l’âge de trente et un ans. Il y a deux photos: l’une sur sa carte d’étudiante, un petit carré, elle ne sourit pas, elle a les cheveux longs, bruns; l’autre dans un article consacré à sa recherche, Ana ne regarde pas l’ob- jectif, elle porte une robe près du corps, elle est étirée et un peu tendue, ça se voit même si la photo est de mauvaise qualité, avec quelque chose d’artificiel dans le positionne- ment de ses bras raides.

Dans son dossier, j’ai aussi trouvé deux cahiers, j’ai pu en faire des photocopies et les traduire du portugais. Sur la couverture du premier cahier, bleu, Ana a écrit: Ana. Sur l’autre, noir : Mateo. Le premier cahier représente une liste de souvenirs par ordre chronologique sans aucune logique apparente, certaines années sont absentes. Parfois, Ana passe d’un souvenir à l’autre. Le contenu du second cahier est plus hétérogène, il comporte une transcription de certaines conversations, une description détaillée des jours avant son départ pour Saint-Pétersbourg et de ceux qui précèdent la disparition de Mateo.

Dans le premier chapitre de sa thèse Ana explique sa méthode, l’herméneutique passionnée. Elle parle de l’importance de rendre transparent l’état mental et physique du chercheur et d’en accepter les limites. L’analyse des poèmes de Guennadi Gor qu’elle a effectuée est d’après elle influencée par sa condition. Sa solitude et sa vulnérabilité lui ont permis de comprendre autrement l’écriture de Gor. Celui qui fait la recherche doit être altéré au même degré que son sujet, l’empathie est une qualité indispensable de l’observateur, elle a écrit.

Dans son journal intime, elle évoque des tâches bureaucratiques, des obligations quotidiennes, je suis étonnée de voir sa précision. J’y ai également trouvé des poèmes de Gor – elle annote ses commentaires en marge, elle souligne certains mots, en rature d’autres.

Il y a quelques pages arrachées, surtout vers la fin, il y a des trous temporels de plu- sieurs jours où Ana n’écrit rien, juste des phrases au centre d’une page – une tentative non réussie ou une arrivée d’eau. Elle ajoute parfois entre parenthèses: l’eau a été trouble. Elle peut décrire ensuite certaines sensations éprouvées, je le devine, dans un état d’angoisse avancé.

6

La nuit, il a neigé. Ana est encore au lit, la rue à travers la fenêtre est épaisse, Ana décrit toutes les choses blanches, une par une – dentifrice, nougat, crème fraîche (une femme du marché Sennoï lui a dit : la crème fraîche est bonne quand une cuillère y tient en équilibre).

Elle décrit un autre matin, la première fois que Mateo est resté dormir chez elle, elle devait partir très tôt. Elle s’est levée, Mateo a bougé en rêvant, a attrapé un bout de couverture et l’a approché de sa bouche. Ana s’est sentie découverte, comme si c’était elle et non lui qui dans son sommeil avait fait un geste similaire.

La neige a une vie longue à Saint-Pétersbourg, elle tombe pour rester, durcir, changer de couleur. C’est de la neige qui devient de la terre incertaine, je lis dans son journal, j’ai des vertiges.

Le 9 décembre elle a vu Mateo pour la dernière fois, le lendemain elle lui a parlé au téléphone. Ana est partie le 17 décembre. Dans son journal, elle écrit: tout s’est arrêté, rien ne peut se passer avec Mateo, le temps est suspendu de l’autre côté, quand elle est à Saint-Pétersbourg les jours n’avancent pas – le plus important c’est de ne pas revenir.

Le matin, elle flâne dans les rayons chaotiques d’un magasin alimentaire, voir des produits méconnus l’apaise, c’est une entropie apprivoisée, je lis dans son journal et ça m’amuse. Quand les vendeurs s’adressent à moi, j’existe. Elle passe dix minutes à regarder un fromage friable et sec, une vendeuse lui prend la main. Tu as besoin d’aide, petit poisson ? Ana veut que la vendeuse continue à lui parler, qu’elle la prenne dans ses bras qui sentent le saucisson, qu’elle l’emmène avec elle. Ana sourit, dit merci en russe, et après s’il vous plaît, et merci encore une fois. La vendeuse la regarde longuement et s’éloigne.

Ana achète de la crème fraîche, une substance ferme, rassurante, du poisson surgelé, c’est mieux, ça ne périme pas, c’est dur. Elle achète de l’huile, du sel, du riz, du sarrasin, des boîtes de conserve. Je l’imagine – Ana est la survivante d’une catastrophe lointaine, obligée d’en prévoir d’autres. Elle sort du magasin, un bus à l’arrêt ferme ses portes. Ana court, un sac tombe, les poissons sont par terre, dans la neige. Le conducteur de bus s’arrête et ouvre à nouveau les portes. Les passagers regardent Ana, elle est à genoux, elle ramasse les poissons surgelés. Elle les tient contre sa poitrine pendant tout le trajet, les femmes et les hommes fatigués se balancent d’un côté à l’autre – le bus prend des virages. Les poissons se décongèlent, Ana a les mains mouillées, sa veste sent l’océan, une tempête approche, elle est de nouveau à Nazaré.

7

Ana a huit ans, elle pourrait marcher, mais à la place elle court. Parfois, elle a tellement de mal à contenir son excitation qu’elle saute – le monde devient plus proche. Les tomates crient quand sa grand-mère met de l’eau bouillante sur leur peau pour les éplucher – elles deviennent timides. Une cuillère a deux visages dont l’un est creux.

Hier, Ana a trouvé un hérisson écrasé sur la route, elle l’a montré à sa grand-mère. Elles sont allées sur la colline et ont creusé un trou. Les animaux enterrés deviennent des racines, sa grand-mère a expliqué. Le soleil se cachait derrière sa tête, faisait briller les yeux. Ana a imaginé un autre soleil sous la terre et les animaux qui poussaient à l’envers.

Ana court auprès d’un chien, le chien est blanc et un peu noir aussi. Sabaka, crie Ana, sabaka, sabaka, les arbres se déplacent, elle est dans une forêt mouillée. C’est le mois de septembre, il a plu toute la journée. L’humidité devient de la vapeur – Ana est toute seule, elle voulait voir la tête du chien, elle découvre le monde sans adultes. Elle voit des scarabées rouge et noir. Ils portent bonheur, elle comprend, il faut les protéger – elle dessine des cercles sur la terre et y pose les scarabées ; c’est leur maison.

Ce jour-là ou peut-être plus tard, elle comprend qu’elle est grande – elle cache les escargots qui sortent après la pluie pour qu’ils ne soient pas écrasés, enlève les gouttes des toiles d’araignées et fait attention à ne pas froisser l’herbe. Elle mange de la terre, pour que la forêt comprenne qu’elle est de son côté.

Sa grand-mère la retrouve une heure plus tard, Ana est assise sur le sol, sa veste est trempée – elle voulait com- prendre de quoi la pluie est faite. Le chien est à côté d’elle, il s’appelle Branco, il n’est pas tout blanc, pourtant.

8

L’article d’Ana Gomes, «Palavras nuas», écrit en 1999, est très vite devenu une référence dans le monde acadé- mique du Portugal. C’était son deuxième article traitant de l’insuffisance de la langue. Le premier, coécrit avec son directeur de thèse, portait sur la poétique de la terreur dans l’œuvre d’Herberto Helder.

Personne avant elle n’avait parlé des poètes du siège de Leningrad, m’a expliqué la professeure du département de lettres de l’université de Coimbra. Ana a proposé une méthode singulière d’analyse des textes littéraires et a introduit de nouvelles notions permettant de rouvrir la discussion sur les limites de la langue.

C’est dans cet article qu’Ana évoque l’aphasie pour la première fois. L’utilisation de ce terme m’interpelle. Je cherche ce mot dans l’encyclopédie médicale de mon mari, je découvre alors que l’aphasie vient du mot grec phasis, signifie « sans parole » et désigne un trouble systémique du langage qui survient lors de lésions organiques du cerveau. Les mots désertent Gor, écrira-t-elle dans le livre tiré de son doctorat – il est sans parole, troublé, son état physique condi- tionne sa langue dérangée. Il répond instinctivement à l’indicible de la terreur, son témoignage est dépourvu d’émotions, il dit le monde devenu invivable.

Dans la petite note explicative qui accompagne l’article de 1999, je découvre que Gor est né en 1907 à Verkhnéoudinsk et qu’il a passé la première année de sa vie en prison où ses parents étaient détenus pour des activités révolutionnaires. Il a fait ses études à Leningrad – Petrograd à l’époque –, à la faculté de langue et de culture matérielle de l’université d’État. À la fin des années 20, il a écrit un roman surréaliste sur la collectivisation, intitulé La vache. Après en avoir donné une lecture publique, Gor est exclu de l’université et appelé à faire son service militaire.

Ne le dites à personne, c’est mon premier livre, c’est du formalisme dangereux. Je n’en ai qu’un exemplaire, confie Gor des années plus tard à son élève, Andreï Bitov, lui-même devenu écrivain. Dans ses Mémoires, Bitov se souvient: c’était un homme réservé, intimidé par les répressions staliniennes, son influence spirituelle et culturelle sur ses étudiants était très importante. Sa méthode artistique, comme il l’appelait, était toute-puissante, il en était persuadé. Pour lui, il était possible de transformer le contenu par la forme. C’est ainsi que Gor a réécrit les actualités soviétiques de 1929 à sa manière.

En 1931, Gor et son ami publient un recueil de textes en prose aux éditions Molodaya Gvardiya où il inclut sa nouvelle, La faculté des excentriques. Quelques mois après cette publication, la censure ordonne le retrait du livre. Gor est accusé de trotskisme.

En 1933, il publie un livre de nouvelles, Peinture. De nombreux critiques condamnent son besoin insoluble d’ab- straction. La répression des écrivains continue – le poète Daniil Harms est arrêté et déporté à Koursk en 1931-1932. Les amis de Gor lui conseillent de quitter provisoirement Leningrad et de modifier le style de son écriture. Gor part pour la Sibérie orientale et se consacre à l’étude du folk- lore et de la culture des autochtones. Il y reste jusqu’à la fin des années 30. En 1937-1938, Staline fait assassiner des centaines de milliers de personnes, c’est la période des purges massives en URSS, la Grande Terreur. Gor a pu y échapper.

Il a écrit ses poèmes du siège durant l’été 1942, après son évacuation de Leningrad à Perm. Huit textes sont datés de 1944, l’année où Gor a relu et étoffé son manuscrit. Per- sonne ne soupçonnait que Gor écrivait des poèmes. Il ne les a jamais montrés ni lus à personne. L’apparition des poèmes a été un choc pour les gens qui le connaissaient. Ana cite les Mémoires de la petite-fille du poète: l’homme dont je me souviens depuis mon enfance – doux, docile, sans émotion forte, incapable d’actes brusques – est complètement différent de celui qui apparaît dans ses poèmes. Ses textes sont érotiques, fous, agressifs, absurdes.

Dans l’introduction de son livre, Ana parle de mathématique de l’horreur: la peur de Gor, démultipliée par l’horreur du blocus, lui donne une énergie effrayante – jamais ailleurs dans la vie son écriture n’a eu le même courage.

9

J’ai découvert les poèmes de Guennadi Gor en novem- bre 2017, quinze ans après la soutenance d’Ana.

Aujourd’hui, ils sont publiés en Russie, traduits en fran- çais, en anglais et en allemand. Une amie m’a demandé de les retraduire. C’est ta langue d’origine après tout, m’a dit Sophie. Elle voulait une traduction brute et de toute urgence. Il faut que ses mots soient comme des pots de peinture renversés, elle a expliqué. Sophie travaillait sur une performance autour de Daniil Harms et les poètes de l’Obé- riou. Elle a décidé d’inclure les textes de Gor au dernier moment, je n’avais qu’une semaine pour le faire.

La traduction française existante était trop lisse à son goût. Elle m’en a passé une autre – celle de Mogunov, quelques pages de la Revue de littérature générale datant de 1996, suivi de son article sur la langue bloquée. En 2003, la même revue a publié d’autres poèmes traduits, accom- pagnés des commentaires du traducteur. Je me rappelle les avoir lus silencieusement dans l’appartement de Sophie, j’ai entendu sa voix en moi.

Dans les commentaires à la fin des poèmes, Mogunov expliquait que l’ordre des mots dans les phrases traduites pouvait paraître étrange, surtout en français, mais de son point de vue c’était exactement ce que Gor cherchait – perturber. La langue est devenue un obstacle, Gor a ralenti le monde, a ajouté Mogunov en citant la thèse qu’Ana Gomes a sou- tenue à l’université de Coimbra en 2002.

Quelque chose dans cette phrase m’a intriguée. À l’époque, j’écrivais des poèmes déplacés – je cherchais à transmettre la sensation d’être en dehors de soi avec des mots mal choisis. J’ai senti que la recherche d’Ana pouvait m’orienter.

L’été suivant, lors de vacances au Portugal, j’ai profité de mon séjour à Porto pour me rendre à l’université de Coim- bra. La même année, j’ai retrouvé Mogunov qui a accepté de me parler et m’a également donné le contact de Graça, la mère de Mateo.

De L’autre Côté de la Peau